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Comment évaluer ce qui ne se voit pas ? Cette question, en apparence philosophique, est devenue l’une des plus concrètes que se posent les professionnels RH aujourd’hui. Face à des parcours de plus en plus discontinus, à la disparition progressive des repères traditionnels (diplômes, années d’expérience, entreprises de référence), et à la montée en puissance des compétences dites « comportementales », le recrutement devient un exercice d’observation, de projection, et parfois d’intuition méthodique.

Ce que l’on attend d’un collaborateur ne tient plus seulement dans un descriptif de poste. On cherche des qualités comme l’agilité relationnelle, la capacité à collaborer dans l’incertitude, le discernement dans les prises de décision ou la capacité à apprendre en continu. Autant de compétences dites « invisibles », parce qu’elles ne s’affichent pas en haut d’un CV et ne se prouvent pas par un simple entretien.

Alors, comment les détecter ? Comment s’assurer que le processus de recrutement permet de révéler ces éléments essentiels, sans tomber dans la subjectivité pure ? Et quel rôle pour les RH, les managers, ou les formateurs dans cette redéfinition des pratiques ?

Ce sont ces questions — à la fois stratégiques, éthiques et très opérationnelles — que nous explorons ici.

La fin des parcours standards ?

Pendant longtemps, le recrutement s’appuyait sur un réflexe rassurant : diplômes, années d’expérience, postes précédents dans des entreprises reconnues. Ce modèle reste encore très présent dans les grilles de lecture des recruteurs en Suisse, notamment dans les grandes organisations publiques ou les secteurs réglementés. Mais dans les PME, les start-ups, les ONG, les milieux culturels ou les métiers de l’innovation, la réalité est différente.

Les parcours sont fragmentés, hybrides, souvent à cheval entre différents secteurs. Certains candidats ont fait plusieurs reconversions, ont appris à coder sur YouTube ou à manager sans titre officiel. Ces profils ne rentrent pas dans les cases, mais ils sont souvent porteurs de valeur. Encore faut-il savoir les lire. Par exemple, un candidat ayant passé dix ans dans le monde associatif, avec des fonctions transversales, peut développer une adaptabilité, une résolution de problèmes ou une intelligence contextuelle hors norme — autant de compétences que ne dévoile pas un intitulé de poste.

Les compétences comportementales, nouveau standard RH

Les soft skills, longtemps considérées comme un « bonus », deviennent aujourd’hui un critère de sélection majeur. Selon le World Economic Forum, les compétences les plus recherchées en 2025 seront la pensée critique, la résolution de problèmes complexes, l’intelligence émotionnelle ou encore l’agilité cognitive. Or, ces qualités sont difficilement mesurables dans un entretien classique.

Du point de vue RH, l’enjeu est double : d’une part, identifier ces compétences sans outils standardisés — car peu d’entreprises disposent d’évaluations prédictives internes —, et d’autre part, définir ce que l’on cherche réellement. Une entreprise en transformation culturelle n‘aura pas besoin des mêmes soft skills qu’une organisation en pleine croissance commerciale. Or, peu de grilles RH prennent en compte cet alignement dynamique entre culture interne et compétences humaines.

Prenons un exemple typique observé dans plusieurs entreprises suisses romandes du secteur technologique et financier : après une phase de croissance rapide post-COVID, nombre d’entre elles ont dû revoir en profondeur leurs critères de recrutement. Si les hard skills restaient indispensables, ce sont les profils capables de s’adapter aux itérations rapides, de communiquer efficacement à distance, et de gérer leur charge émotionnelle qui ont véritablement fait la différence. Dans ces contextes, les services RH ont souvent élaboré, en collaboration avec les managers, des grilles d’entretien spécifiques intégrant ces nouveaux critères comportementaux.

Recruter, un art ou une compétence ?

Beaucoup de managers pensent encore que recruter est une affaire d’intuition. « Je le sens bien » ou « j’ai un bon feeling » sont des phrases courantes… et risquées. Les neurosciences comme les sciences sociales ont largement montré que nos décisions de recrutement sont très souvent biaisées : effet de halo, biais de similarité, préférence pour des profils qui nous ressemblent.

En tant que spécialiste RH, cette intuition ne peut suffire. Le recrutement engage l’organisation sur le long terme, en particulier lorsqu’on parle de postes à responsabilité, de profils rares ou de contextes sensibles (transformation, fusion, crise). Or, les coûts d’un mauvais recrutement ne sont pas anecdotiques : on parle souvent de 1 à 1,5 année de salaire total perdu (selon les données du Harvard Business Review) si l’on intègre les coûts directs (temps RH, intégration, formation) et indirects (perte de productivité, impact d’équipe, image employeur).

D’un point de vue opérationnel, une compétence de recrutement bien développée repose sur plusieurs éléments :

  • Une définition claire des critères comportementaux attendus
  • Une grille d’observation partagée entre RH et managers
  • Une capacité à poser des questions ouvertes, ciblées, non suggestives
  • Un entraînement à repérer les biais cognitifs
  • Et surtout, un espace de retour critique sur sa propre pratique

Un formateur RH expérimenté le dira : la qualité d’un recrutement repose moins sur la sélection finale que sur la clarté du besoin, la cohérence du processus, et la capacité à structurer l’observation. Dans les formations professionnelles, il n’est pas rare de proposer aux recruteurs des jeux de rôle filmés: le·la recruteur·se mène un entretien simulé, puis analyse sa posture — interruptions, type de questions, non-verbal. Cette étape décentre la perception subjective : on prend conscience, par exemple, qu’un même profil n’est pas questionné de la même façon selon son genre ou son origine — un biais fréquent corroboré par les études.

Cette posture réflexive transforme l’intuition en compétence observable : mieux comprise, contextualisée, enseignable. L’intuition n’est plus aléatoire, elle devient outil, calibré par la méthode.

Loin d’être une formalité administrative, l’entretien devrait être un espace de co-évaluation : un moment où le recruteur explore, observe, fait émerger des compétences invisibles, tout en permettant au candidat de se projeter. Cela suppose une vraie préparation : poser les bonnes questions, écouter activement, capter les signaux faibles.

De plus en plus de recherches en psychologie du travail et en sciences de la gestion recommandent de recourir à des méthodes qualitatives structurées pour accéder à ces compétences comportementales. Par exemple, la Harvard Business Review (2021) recommande l’usage d’entretiens semi-structurés intégrant des situations inattendues ou ambigües pour observer les mécanismes de raisonnement, d’adaptation ou de gestion du stress chez un candidat.

Dans cette perspective, certaines entreprises — notamment dans les secteurs de la tech ou de la santé — intègrent des « questions de rupture » ou des mises en situation volontairement déroutantes pour observer la capacité à garder le cap face à l’imprévu. L’intérêt n’est pas la « bonne réponse », mais la manière dont le candidat structure sa pensée, communique son raisonnement ou rebondit en temps réel.

Ce type d’approche, documenté dans les travaux de Levashina et al. (2014, Journal of Applied Psychology), renforce la validité prédictive de l’entretien tout en conservant une forte dimension humaine. Il transforme le recruteur en analyste de posture et d’interaction, bien au-delà de la simple vérification de parcours ou de compétences déclarées.

Former les managers recruteurs : un levier sous-exploité

De nombreux entretiens en entreprise sont aujourd’hui conduits non par des professionnels RH formés, mais par des managers opérationnels, parfois seuls, souvent sans formation spécifique. Or, ce sont eux qui prennent les décisions finales. Cette réalité soulève un point critique : à la croisée de l’évaluation technique et humaine, le manager joue un rôle central dans le processus de recrutement, sans toujours disposer des outils nécessaires pour en garantir la qualité.

Selon une enquête menée par SocialTalent (2022), les managers non formés constituent le principal facteur de risque dans le processus de sélection. Ils ont tendance à s’appuyer sur leur ressenti, posent parfois des questions inappropriées (voire discriminantes), et créent des expériences candidats inégales. SHRM (Society for Human Resource Management) confirme ce constat : l’inconsistance des évaluations entre managers est l’un des points faibles majeurs dans les dispositifs RH.

Les conséquences sont multiples : décisions biaisées, difficulté à comparer les profils objectivement, confusion entre affinité personnelle et potentiel professionnel. À cela s’ajoutent les risques juridiques liés aux questions non conformes, et l’impact sur la marque employeur lorsque l’expérience candidat est perçue comme approximative ou injuste.

Former les managers à l’entretien de recrutement, ce n’est pas les transformer en spécialistes RH. C’est leur permettre de structurer leurs observations, de mieux comprendre leurs biais, de poser des questions adaptées, et de mieux collaborer avec les équipes RH. Des formats courts, très pratiques, basés sur des mises en situation, des jeux de rôle, ou des grilles d’analyse comportementale partagées, permettent une montée en compétence rapide.

Ce type d’approche, inspiré des meilleures pratiques internationales, professionnalise la posture du manager sans l’alourdir. Elle garantit un processus plus juste, plus aligné avec les besoins réels de l’organisation, et contribue à faire du recrutement un acte stratégique partagé, et non une simple délégation.

Recruter avec justesse : une responsabilité éthique et stratégique

Recruter, c’est aussi projeter une image de l’entreprise. C’est dire à quel point on valorise la diversité des profils, l’évolution des compétences, l’attention au facteur humain. Dans un marché du travail où les candidats peuvent évaluer les recruteurs aussi facilement que l’inverse, chaque entretien devient un moment-clé.

Pour les RH, cela pose une véritable question de posture : voulons-nous être les garants de la conformité administrative, ou les facilitateurs de la rencontre juste ? Cette responsabilité est éthique, car elle touche à l’accès au travail. Mais elle est aussi stratégique : un recrutement réussi, ce n’est pas juste un bon profil, c’est un collaborateur qui s’inscrit durablement et fait évoluer son environnement.

Les compétences invisibles ne sont pas des mystères impalpables. Elles demandent simplement une posture différente, une rigueur d’observation, et parfois un pas de côté. Recruter avec justesse, c’est accepter de ne pas tout contrôler, mais de savoir mieux discerner.

C’est dans cet espace que la fonction RH retrouve toute sa pertinence : entre l’analyse et l’intuition, entre la méthode et l’écoute, entre ce qui se voit et ce qui se révèle.